« Que dit le visage quand je l’aborde ? Le visage exposé à mon regard est désarmé » (Emmanuel Lévinas)

 

Ce matin-là, nous avions rendez-vous au ministère de l’Education de Dura, dans la banlieue-sud d’Hébron. Un projet d’école dans un petit hameau près de la « ligne verte ». Pas d’école depuis des années dans ce hameau, car l’école précédente avait été détruite par l’armée après la guerre de 1967. Conséquence perverse : seuls les garçons peuvent aller à l’école de la petite ville voisine d’Adh Dhahiriyah. Les filles restent à la maison.

 

Le check point 56, DR

 

Bien qu’EAPPI n’ait pas de rôle direct dans la construction d’écoles ou dans des projets d’infrastructures ou de développement économique, notre intervention peut être utile en tant qu’intermédiaire, car les situations les plus simples buttent parfois sur des obstacles futiles, que quelques réunions autour d’un verre de thé à la menthe peuvent aider à résoudre. Et c’était bien le cas de cette école, pour laquelle il s’agissait de trouver un terrain. De vieilles querelles de voisinage bloquaient les initiatives successives.

 

En tout état de cause, nous étions en route vers ce rendez-vous. La route que nous avions prise nous faisait passer par le camp de réfugiés d’Al Fawwar, l’un des points chauds de la sous- région. La population d’Al Fawwar vient de villages évacués lors des conflits successifs, et vit dans l’espoir incertain du retour ; les frustrations et tensions montent à mesure que cet espoir s’éloigne.

 

Au check-point, la première chose que l’on aperçoit, ce sont en général d’énormes blocs de béton grisâtre, desquels dépassent des rangées de fusils mitrailleurs et de casques métalliques. Les visages des soldats sont protégés par des passe-montagnes dans le froid vif du matin, rendant ces apparitions plus inhumaines encore. Le passage d’un check-point est toujours un moment désagréable car, après avoir attendu un long moment que la file de voitures et camions se résorbe, il faut répondre aux mêmes questions stéréotypées : où allez-vous ? Que faîtes-vous en Israël (sic) ? Où habitez-vous ? « A Yatta ? Mais c’est très dangereux ! Avez-vous des armes ? »

Cette fois-ci, l’interrogatoire a tourné court car lorsque j’ai présenté mon passeport, le soldat de service, un jeune homme d’une vingtaine d’années au visage poupin, s’est soudain détendu, et c’est dans un français parfait – je pense qu’il avait dû grandir en France – que nous avons eu une conversation brève et sympathique, étonnés l’un et l’autre que nous puissions dans de telles circonstances échanger calmement quelques mots sur les problèmes de la population locale.

 

Peut-être pensait-il encore à notre conversation quand, quelques minutes plus tard, il a été blessé grièvement de plusieurs coups de couteau portés par un jeune Palestinien.

Il a pu être transporté à temps dans un hôpital voisin, et ses jours ne sont plus en danger. Son assaillant, jeune étudiant de 19 ans venu du camp voisin, a eu moins de chance. Il a été blessé mortellement par les compagnons du soldat israélien.

 

Depuis, j’ai eu d’autres conversations avec des soldats israéliens, toujours trop rapides et superficielles, mais c’est le visage de ce jeune soldat, soudain si confiant et détendu, qui ne me quitte pas. Je n’ai pas vu son assaillant, mais sa photo était dans les medias le soir même, et lui aussi portait sur le visage l’espoir et la détermination qui sont ceux d’un jeune homme de 20 ans. Ce visage aussi est pour longtemps gravé dans ma mémoire.

 

Alors, face ce gâchis, quelle doit-être notre réaction ? Sûrement pas la haine, ni la peur de l’autre. Mais plutôt – et nous devons nous le demander sérieusement – n’est-il pas grand temps que nos dirigeants et que nous-mêmes prenions la mesure de nos incompétences ou, au moins, de nos indifférences. Nous devons nous sentir collectivement responsables de la société dans laquelle nous vivons, qui est celle que nous avons créée par nos actes et par nos absences. Est-ce cette société là que nous voulons laisser à nos enfants ?

 

Jacques Toureille
30 novembre 2015

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